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Mary Cassatt La promenade en barque

Vers la fin des années 1880, alors qu’elle s’était déjà fait un nom, Mary Cassatt (1844–1926), influencée par les estampes japonaises, transforme son style de peinture. Renonçant à ses coups de pinceaux délicats, aux tons pastels et aux formes légères de l’impressionnisme, l’artiste crée des motifs audacieux, avec des aplats et des formes unies. La promenade en barque, tableau peint en 1893-1894 sur la côte méditerranéenne, est un bon exemple de cette transformation.

Audacieuse composition
Plutôt que de tenter de capter une impression visuelle fugace, Mary Cassatt arrange des formes abstraites dans un espace de faible profondeur, en utilisant des zones saturées de couleur inspirées par l’intensité de la lumière méditerranéenne. Pour accentuer davantage l’effet décoratif, elle aplatit la scène en plaçant la ligne d’horizon tout en en haut de la composition, selon la méthode japonaise. Les lignes horizontales sont représentées par le littoral, les sièges et les supports du bateau en opposition aux lignes courbes parallèles de l’embarcation et de la voile. La composition est dominée par des rimes visuelles. Les bancs jaunes de la barque et le support horizontal font écho au littoral distant à l’horizon. La voile gonflée par le vent fait écho à la courbature de la barque, créant un mouvement visuel vers la gauche qui contrebalance l’angle large formé par la rame et le bras gauche du canotier. Si la voile n’était pas là pour créer un équilibre, la silhouette sombre du canotier, qui occupe une grande partie du premier plan du tableau, décentrerait l’image vers la droite, et la composition de la scène s’en trouverait déséquilibrée.

Tension psychologique
Au premier abord, ce tableau donne l’impression de représenter une excursion d’une famille bourgeoise du XIXe siècle. Pourtant, l’artiste a inclus des allusions subtiles sur les rapports entre les personnages qui compliquent cette interprétation. Bien que Mary Cassatt ait surtout exploré le thème de la mère et de l’enfant, dans cette scène, le premier plan est dominé par un personnage masculin ramassé et qui n’apparaît que sous forme d’une silhouette sombre parce qu’il se trouve dans l’ombre de la voile. Par contraste, l’élément féminin (la femme et son enfant) est présenté en couleurs pastels douces qui reflètent la lumière vive du soleil en été. Le canotier, penché en avant pour déployer ses rames, raidit son pied en s’arcboutant contre le support horizontal de la barque, tandis que la femme maintient sa stabilité en posant ses pieds au fond de la barque. Le bébé allongé sur elle, bercé par le rythme de l’eau, semble glisser des genoux de sa mère. Cette position est-elle la
conséquence du mouvement de la barque ? Les regards hésitants de la mère et de l’enfant en direction du visage à moitié dissimulé du canotier suggèrent des relations personnelles complexes, ajoutant de la tension psychologique à cette excursion par ailleurs agréable par un bel après-midi ensoleillé. Pour soutenir son propos, Mary Cassatt utilise de grands aplats
de couleurs et choisit de répéter les nuances : le jaune dans le bateau, les rames et le chapeau de la femme, unifié par l’emploi du bleu dans les grandes étendues d’eau ainsi qu’à l’intérieur du bateau. De même, la composition donne l’impression d’un instantané par son asymétrie. Cet équilibre asymétrique et de grands aplats de couleurs étaient typiques des estampes japonaises qui ont influencé l’artiste. De même, l’absence de profondeur est rendue par le bateau incliné vers l’avant et l’eau peinte de la même manière au premier plan qu’à l’arrière plan, ce qui réduit l’impression de distance. En outre, l’artiste a joué sur « l’impression d’expansion et de contraction ». En effet, la femme est penchée vers la gauche, l’homme vers la droite ; la voile attire le regard d’un côté, la rame de l’autre ; les bords du bateau semblent faire saillie vers les côtés ; l’horizon touche presque le haut du tableau : le siège jaune inférieur du bateau sort du tableau. Et pourtant, les trois personnages convergent les uns vers les autres : ils sont entourés par la bordure blanche du bateau, ils se regardent et leurs mains sont proches les unes des autres.

Métaphore visuelle ?
Les nombreux tableaux de mères avec leurs enfants peints par Mary Cassatt ne manquent jamais de rappeler le thème de la Vierge à l’enfant pendant la Renaissance. Ici, la femme donne l’impression d’être assise sur un trône situé sur la proue de la barque, le chapeau de l’enfant formant une auréole. L’homme semble leur rendre hommage comme dans
l’iconographie traditionnelle. Une composition qui place ainsi l’enfant comme le point focal
de la toile. D’ailleurs, les lignes courbes du bateau, des rames et des bras des adultes convergent toutes vers lui. Mary Cassatt transforme ainsi une scène banale de la vie quotidienne, peut-être pour exprimer son point de vue selon lequel les femmes sont de puissantes forces de créativité (et de procréation). Pour autant, le tableau est toujours ouvert à interprétation. Mary Cassatt exprime peut-être une vérité sans doute évidente pour une artiste peintre qui observait de près les restrictions de la société de la fin du dix-neuvième siècle : même si la femme est admirée, elle peut aussi être confinée dans un espace exigu derrière les rames, participante passive n’ayant pas le pouvoir de contrôler sa propre
destinée.

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